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Nouvelle | Sous le regard d'Eden

Trigger warning | Avertissement

Cette nouvelle contient des descriptions explicites de violence, d'agression sexuelle, de mutilation, ainsi que des propos grossiers. Elle est réservée à un public adulte (18+) en raison de son contenu perturbant et de son langage explicite. Il est recommandé de faire preuve de prudence avant de poursuivre la lecture.

Camille a 27 ans, absorbé par une mésange qui virevolte au gré du vent, il n'entend pas l'inconnu lui crier : « Attention ! ». Trop tard. Plongé dans le coma, il se réveille un an plus tard, seul dans son lit d'hôpital. Personne ne l'attend. Pas un mot, ni même une fleur fanée ne vient briser le silence. « Décidément rien n'a changé. Je suis toujours invisible », soupire Camille. Mais ce qu’il ignore, c’est qu’en lui, un changement s’est opéré. Une noirceur s’est installée. Un jour, après son réveil, il subit une ultime agression qui bouleverse encore davantage son monde intérieur. Cette énième souffrance pourrait pourtant être la clé de sa liberté, une porte ouverte vers sa véritable identité. Une rencontre inattendue avec Eden, qui voit au-delà de sa douleur et de ses ténèbres, pourrait bien l'aider à affronter ses peurs et à se redécouvrir.

Copyright : Elise Couval (Auteure)

impression et copies non autorisées


Retour à la maison


Un air doux et frais parcourt le visage de Camille. Il respire un bon coup et se sent... rempli d'air. Vivant, non, ce n'est pas trop la sensation qu'il ressent en cet instant. Il se sent plutôt perdu, seul, étourdi et même un peu différent. Ça fait maintenant deux semaines qu'il est sorti du coma, l’hôpital a accepté de le laisser sortir sous surveillance. Un infirmier viendra à domicile tous les jours pour voir comment les choses évoluent. Ils l'ont tous appelé " le Miraculé ", mais c'est plutôt " l'Oublié ". L'Oublié de la société, l'Oublié de sa propre vie. Mince quand même, comment se fait-il qu'en un an de coma, il n'ait pas reçu le moindre mot ou la moindre fleur ? Personne ne s'est inquiété pour lui, sérieusement ? OK, c'est un solitaire, mais il connaît des gens quand même. Il passe même sa vie à leur rendre service, bordel !


L'ambulance a déposé Camille en contre bas de chez lui. Il arrive devant sa maison, perdu au milieu des champs, au milieu de nulle part. C'est un petit chalet en bois, entouré d'arbres. Si on ne sait pas qu'il y a une maison ici, on passerait à côté sans la voir. Les ronces et les sureaux s'y sont donnés à cœur joie pendant son coma et ils ont poussé un peu partout. Ce qui n’est pas pour déplaire au troglodyte mignon qui passe devant Camille à toute vitesse, surpris que quelqu'un vienne chez lui. En ouvrant la porte, une odeur de renfermé, de poussière et de vieux café le prend au nez. Il y fait un frais humide et solitaire. Camille frissonne.


- Plus d'électricité. Fallait s'y attendre. Encore une chose à régler parmi les milliers de paperasses administratives de post comateux. Heureusement que la maison appartient à Camille, sinon... il n'a même pas envie d'y penser. Il a déjà assez de trucs à régler, il ne va pas en plus s'ajouter des soucis imaginaires.


Il pose ses clés dans son panier à merdouilles et part ouvrir toutes les fenêtres. Un an que la maison n'a pas respiré, ça ne lui fera pas de mal. Hormis quelques araignées mécontentes d'être dérangées, rien n'a changé. Son tas de poupées est toujours là, avec de la poussière en plus. Car, oui, Camille a une passion hors du commun, il aime confectionner des poupées. Un trait qui l'a poussé encore plus à l'isolement dans sa vie.


- C'est bizarre quand même cette sensation. J'ai l'impression d'être chez moi, mais à la fois chez quelqu'un d'autre. J'ai l'impression que tout est différent alors que rien n'a bougé, se dit à voix haute Camille. 


Il se parle à lui-même depuis toujours, c'est très certainement pathologique, mais ça ne l'a jamais dérangé dans la vie. Après tout, le seul que ça pourrait déranger, c'est lui. Il se dirige vers le salon, récupère son téléphone. Il tente de l'allumer. Plus de batterie. Évidemment, après 1 an, il ne fallait pas s'attendre à un miracle. Si seulement il ne l'avait pas oublié lors de son accident...


- De toute façon, si c'est pour voir que personne ne m'a écrit », grommelle Camille en le balançant sur la table.


Son ventre gargouille et lui rappelle que les vivants doivent se nourrir, mais qui dit pas d’électricité, dit plus de frigo et même avec les tonnes de conservateurs que l'on met dans les produits aujourd'hui, au bout d'un an ; Camille ne tenterait pas. 


- Tant pis, je prends la voiture.


Il n'est pas autorisé à conduire, mais ils sont marrants les citadins, le village le plus proche est à 12 km. Et Camille a beau habiter en pleine nature, l'aimer et la préserver, il ne se nourrit pas d'herbes et de racines. Il opte pour une pizza, au distributeur. Personne à qui parler. L'option parfaite. Il espère juste qu'il sait encore conduire. Ses réflexes et sa coordination en ont pris un sacré coup. Déjà lui qui était maladroit au pas possible, ça ne va pas être une partie de plaisir. Heureusement, entre chez lui et le premier village, il n'y a que des petites routes, des champs et des champs. Au grand max, il peut rencontrer André et son tracteur, surtout à cette heure-ci de la journée. C'est le désert. Il ne prend donc pas de grands risques. Et puis, il faut bien qu'il se nourrisse et qu'il fête son retour au royaume des invisibles.





Votre pizza 4 fromages est en cours de préparation.


- iiii iiii iiiiiii !!!


...


Camille adossé au distributeur à pizza, se retourne.


- C'est quoi ce truc qui grince ? 


- iiiii iii iiiiii !!!


Camille s'éloigne du distributeur et longe la haie à proximité pour aller voir d'où vient ce bruit. Il s'arrête, écoute. Plus rien.


- Quelqu'un qui doit bosser dans son jardin, très certainement.


Il retourne au distributeur et :


- iiiii miiiii mi miii miiiii 


- Roh ! Il m'emmerde ce bruit, c'est chiant là !


Camille sort sa pizza, maintenant cuite, la pose dans sa voiture. Il s'installe au volant, prêt à repartir, mais quelque chose l'en empêche. Il est pris d'un doute. Il faut qu'il vérifie, par acquit de conscience. Il ressort, retourne longer la haie et avance tout doucement. Il n'entend plus rien. Camille tente un truc et tant pis s'il a l'air con. À ce stade de sa vie, après 1 an à s'être fait torcher le derrière par des inconnus, plus rien ne lui fait peur. Il se met à 4 pattes, par terre, sur le trottoir du village et regarde à travers les buissons épais, rien. Il y fait noir comme dans son café les matins. Une drôle d'idée lui traverse l'esprit, un peu comme un instinct :


- Minou minou ? dit-il hésitant, pas très sur de son coup et se sentant vraiment très con finalement.


...


Au bout d'un très léger silence.


-miii miii miiiii , répond le bruit.


- Viens minou, viens là petit chat, relance Camille d'une voix douce et rassurante. Le bruit se rapproche, jusqu'au niveau d'une ouverture, pas plus large que le bras de Camille. Il plonge son bras et là, sous sa main, 30 cm plus bas, il sent la douceur d'un pelage. L'engin semble comprendre qu'il se passe quelque chose, car il crie de plus en plus fort. Camille l'attrape délicatement par la peau du cou toujours dans le hasard le plus total, car il est maintenant allongé par terre, dans une position pas très catholique. Son bras est désormais enfoncé le plus possible à travers la haie et le trou de 15 cm de diamètre. Il soulève délicatement la bête jusqu'à la sortir complètement et :


- Oh !  Bonjour toi ! s'exclame Camille en découvrant une minuscule boule de poils noire et blanche.


- MIIII MIIII MIIII, font les deux yeux tout ronds qui gesticulent.


- Tu dois avoir faim, viens.


Il sert le petit chat dans ses bras pour le réchauffer et regarde autour de lui pour savoir s'il est à quelqu'un. Il doit avoir tout au plus 1 mois et demi. Il semble frigorifié et affamé, très certainement abandonné. Ce qui n'empêche pas la petite boule de poils de ronronner aussi fort qu'elle peut. Elle donne tout ce qu'elle a pour que Camille ne la laisse pas là d'où elle vient. On est jamais trop prudent. Il griffonne son numéro sur deux à trois bouts de papier trouvés dans la voiture et les dépose dans les boites aux lettres aux alentours, au cas où. Même si Camille sait déjà au fond de lui que personne ne rappellera :


" J'ai trouvé un petit chat noir et blanc. Une petite femelle de toute évidence. S'il est à vous, voici mon numéro pour la récupérer."


Camille entre dans sa voiture avec le chaton dans ses bras qui repère tout de suite la pizza.


-  Et bien, tu as beau être riquiqui, tu as du flair toi ! Ahah, je vais t'appeler truffe tiens! 


Camille lui donne un bout de fromage, qui ne se fait pas prier pour disparaître. Même le doigt de Camille y passe.


- Et ! Doucement ! Je sais que tu as faim, mais c'est pas en me dévorant que je vais pouvoir t'aider, dit Camille en riant. Il retire deux autres morceaux de fromages de la pizza et lui donne. Il ferme la boite.

- Bon... il y a plus qu'à aller au supermarché pour aller t'acheter ce qu'il te faut. Hein truffe, soupire faussement Camille, dans le fond, ravi de cette rencontre imprévue.




- Tu vas démarrer oui ! Putain de machine de merde ! 


Le générateur, tousse, grogne. Rien. Il faut dire que la dernière fois qu'il a fonctionné c'était lors de la tempête de 2017. Camille était bien content que sa grand-mère, dont il avait hérité de la maison, ait ça dans le garage. Un générateur à fuel ce n'est pas très écolo, mais pour dépanner en cas de coupure électrique, franchement, c'est le pied, surtout quand on est au milieu d'un désert humain.


Énervé, Camille lui file un bon de coup de pied, c'est souvent sa technique de dernier recours et très bizarrement, ça fonctionne 8 fois sur 10. Camille a toujours été impatient et impulsif, mais, depuis qu'il est sorti du coma, il ressent une noirceur au fond de lui, pas plus grande qu'une tête d'aiguille. Une sorte de rage à l'état d'œuf, qui palpite doucement, prêt à éclore au moment où l'on s'y attend le moins. Camille n'y prête pas attention, il se dit que c'est sans doute un effet secondaire du coma et que tout redeviendra normal avec le temps. Il ne le sait pas encore, mais Camille se berce là, d'une douce illusion.


Après deux, trois bons coups de pied, le moteur du générateur se met enfin en route.


- Voilà ! C'est pas trop tôt, vieille bique !


Camille retourne dans sa maison et deuxième miracle de l'année : la lumière et le chauffage fonctionnent. Heureusement, parce que les mois de novembre sont plutôt frais dans le coin. Truffe déposée pas plus tôt qu'il y a une heure, semble déjà avoir fait ses marques. Après avoir reniflé tous les couloirs, avoir bondi comme un petit lapin et joué avec tout ce qui traîne, s'est endormie, sans concession au milieu du salon. Camille la prend délicatement et la pose bien au chaud dans le plaid, devant le chauffage. La petite boule de poils ne se réveille pas, mais les ronronnements qui s’en échappent font bien comprendre que cette place est adoptée... à vie. Une petite grattouille sur la tête de Truffe et Camille part recharger son téléphone. C'est l'heure de la vérité. Le cui-cui de sa sonnerie de messages résonne.


- Ah ! J'ai des messages ! Un peu plus et je pensais vraiment que je n'étais qu'une pauvre merde dont tout le monde s'en fout.


  • 364554 - Lareine Merline

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  • Génitrice – message 1

Salut, ça va ?


  • Génitrice – message 2

OK, je vois que tu fais toujours la gueule...


  • Génitrice – message 3

Je sais pas ce que j'ai fait pour avoir un gosse comme toi. Juste bon à me pourrir la vie, je voulais pas de gosse moi ! Tu as gâché ma vie. Continue de faire la gueule !


  • Génitrice message 4

Si tu savais comment je t'aime


  • Génitrice – message 7

Aprè tou ce que jé fai pour toi ! Je mérite pas davoir un sale gosse comme toi !


  • Génitrice – message 13

Cé meme pa la peiien de me rep, ve plu te voir, bon debaras. Va crevé !!


  • Nat – message 1

Hé salut ! Ça va ? Dis j'ai reçu ma peinture. J'aurais besoin d'un coup de main. Tu veux bien venir m'aider à repeindre la cuisine ?


  • Nat – message 2

Bah alors tu es mort ou quoi ? Ahah, allez rappelle-moi !


  • Nat– message 3

Bon, c'est tout, si tu n'as pas envie de m'aider, faut le dire plutôt que de m'ignorer. Bref.


Fin des nouveaux messages.


Camille pose son téléphone. Il regarde dehors. Il pleut désormais, comme il pleut dans son âme. Il a envie de crier, de hurler, mais rien ne sort. Il reste là, muet, à fixer la pluie tomber sur le muret et y faire des petits ruisseaux. Le troglodyte mignon en profite pour faire sa toilette et bondit joyeusement sous les gouttes. La nuit tombe tout doucement, le silence s'installe à l’extérieur comme dans son cœur.


- Miii miii


Truffe s'est réveillée, bien décidée à faire respecter ses besoins de chaton. Camille sursaute, il n'a même pas vu que l'obscurité était tombée. Il sort de sa torpeur, regarde Truffe et esquisse un sourire, en vain. Un petit crac, léger, se fait entendre, là au fond de lui, au fond de sa nuit.



L'ultime agression


Après son coma, à force d’échanger avec le médecin, il a eu envie de reprendre les études et de réaliser son rêve d'être soigneur animalier. Et gros coup de chance, à 40 km de chez lui, il a trouvé l'organisme de formation dont il avait besoin. Truffe a bien grandi depuis qu'il l'a trouvé, elle est toujours un peu folle et sait vraiment y faire avec ses deux yeux tous ronds et tous mignons. Il se lève et se prépare à aller en formation. Il s'apprête méticuleusement, boit son café avec les deux trois médicaments qu'il doit encore prendre et passe le pas de la porte :


- À ce soir ma bouille !




Il est 8h. Les cours commencent à 9h, mais Camille aime arriver en avance, c'est plus calme et comme ça il peut choisir sa place, celle où il s'assoit tous les jours depuis maintenant 4 ans. Sauf que ce matin-là, il n'est pas le seul à être arrivé en avance. Ce matin-là, quelqu'un d'autre l'attend dans son coin. Son petit coin, à l'autre bout de la formation où il n'y a personne, où il aime se cacher, loin du regard des autres pour lire et écouter sa musique. Celui où il se réfugie tranquillement en attendant les cours. L'homme qui l'attend dans son coin, ne lui laisse même pas le temps de réagir, il empoigne les cheveux de Camille avec une force inouïe :


- J'arrive enfin à te chopper ahah !  T’es vraiment qu’un abruti, hein ? Suce ma b*** ! SUCE MA QU*** JE TE DIS ! 


Camille n'est plus capable de rien. Paralysé et déconnecté, il est incapable de se défendre. Combien de temps ça a duré ? 5 min ? 1h ? Il n'en a aucune idée. Il ne sait même pas à quel moment l'homme est parti. Là, debout, pâle et vidé, Camille est figé, le regard rivé au sol, plongé dans un état second, hors du monde.


- Hé ho ! Ça va ?


Camille, surpris, lève les yeux.


- Oula, la mine que tu as mon gars ! Sérieux on dirait que tu vas vomir ! Enfin, me refile pas ta maladie hein ! Et surtout steplait vomis pas ici ! C'est un peu mon coin refuge. Si tu vomis, ça va puer pendant des jours et je suis hypersensible aux odeurs (...) Sérieux fait chier. Té qui ?


- Ton coin refuge ? bégaye Camille, toujours effrayé.


Son interlocuteur a l'air un peu surpris.


- Je déconne, t'inquiète ! Je vais pas te manger, tu sais ! Je suis assez étonné de trouver quelqu'un ici, d'habitude il y a jamais personne. C'est bien pour ça que c'est mon repère.


- Ah non c'est le mien !


Camille semble soudain avoir repris ses esprits. Machinalement, il regarde sa montre.


-10h ! ça fait 2h que je suis là ! Merde, j'ai raté mon cours sur les rapaces !


- AH ! Bah voilà, c'est pour ça que je t'avais jamais croisé dans mon... notre coin secret. J'ai pas pris cette option. Va falloir qu'on mette en place un planning ! Je te préviens j'aime pas vraiment les gens. Si je viens ici c'est pour être seul et pas qu'on vienne me faire chier ! lance son interlocuteur, sur un ton de défi, prêt en à découdre s'il le faut.


- Oui oui c'est ça, répond Camille de manière un peu sèche, tout en s'éloignant.


- OH ! Si on partage le même coin, tu pourrais au moins me dire ton nom !


- Camille. Et aucun risque que je revienne ici. Et tu devrais faire pareil. Bye


- Moi c'est Eden ! crie t-il un peu agacé par le comportement de Camille.




Camille se réveille en sursaut, par terre à côté du lit, tremblant de sueurs, le cœur prêt à bondir hors de sa poitrine, la bouche ouverte. Aucun son ne sort. Perdu, confus et effrayé, il attrape son téléphone et à la lueur de l'écran, regarde autour de lui.


- Elles sont où ces putains de bestioles ?!


Rien...Personne. Le silence, juste Truffe, au milieu du lit, pas vraiment contente d'être réveillée de cette façon.


- Un cauchemar ! Encore un de ces putains de cauchemar ! Sérieux, mais quand est-ce que ça va s'arrêter ! Chaque nuit c'est la même rengaine, merde à la fin ! Je deviens fou là !


Camille se lève, énervé, agacé et encore un peu fébrile. Il faut dire que ces histoires de bestioles, de monstres et de maison qui s’effondre paraissent à chaque fois tellement vraies qu'il lui faut toujours quelques minutes pour s'en remettre. Un mois est passé depuis l'incident à la formation et Camille n'arrive plus à dormir. Il ne se reconnaît plus dans le miroir. Le teint gris et ses cheveux devenus ternes ont du mal à cacher ce double menton qui commence à apparaître. Il n'a même plus l'énergie pour se laver les dents. Lui qui a toujours aimé prendre soin de lui, lui qui a toujours adoré être toujours bien habillé et bien coiffé. Ce qui lui a valu d'ailleurs pas mal de moqueries et de bousculades au collège et au lycée. « Tapette », « Tafiolle », « On joue pas avec les filles ». On ne peut pas dire qu'il trouvait du soutien auprès de sa famille concernant ce trait de caractère. Il se souvient qu'il aimait beaucoup jouer avec les poupées de sa sœur (et encore aujourd'hui d'ailleurs). Il ne l'explique pas, mais donner de l'amour, prendre soin de ces petits êtres le faisait se sentir bien. Bricoler ou faire des trucs de « bonhommes », ce n’était pas son truc, au grand damne de son père, qui ne s'empêchait pas de lui faire remarquer à coup de claques dans la gueule ou d'insultes à tout va.


- Pourquoi elle chiale la mauviette encore ? Elle s'est cassée un ongle la fifille à sa maman ? grogne le père.


- Sa poupée a disparu, ricane la mère


SA POUPÉE A DISPARU ! Tu le laisses encore jouer avec ça ! Tu veux en faire un PD ou quoi ! C'est un homme bordel ! Qu'il vienne réparer les voitures avec moi plutôt que de jouer à la dinette avec sa sœur ou coiffer ses putains de poupées. Je vais aller lui en coller une, il aura une vraie raison de pleurer ! C'est ta faute ça ! À vouloir absolument l'appeler comme ton arrière-grand-père Camille. Tout le monde a cru que c'était une fille et maintenant regarde. On se retrouve avec une moitié de couille ! C'est pas comme ça qu'on va avoir des petits enfants plus tard ! Ras le cul de ce gosse !


Ce gosse, je te rappelle que j'en voulais pas ! Crie la mère.


Camille frissonne devant le miroir. Il sent encore la douleur des coups dans ses côtes. C'est loin derrière toi tout ça, oublie Camille. Respire. Camille tente de respirer, mais rien n'y fait. Son souffle est bloqué. Il étouffe, il suffoque, en boule au sol, sa tête entre ses mains, il s'effondre, en pleurs.


« Cher Monsieur, je ne pourrai pas venir en cours aujourd'hui ni demain d'ailleurs. Je suis malade. Veuillez m'excuser. Pourriez-vous me transmettre les cours afin que je puisse rattraper mon retard ? Cordialement »


- Cordialement ? Qu'est-ce qu'on met à un directeur de formation ? Oh, pis merde, c'est pas le moment de se poser toutes ces questions. Je m'en fous.


« Cher Monsieur, je ne pourrai pas venir en cours aujourd'hui ni demain d'ailleurs. Je suis malade. Veuillez m'excuser. Pourriez-vous me transmettre les cours afin que je puisse rattraper mon retard ? Cordialement, Camille T. »


Toc Toc...


TOC TOC !!


Débraillé et en jogging, Camille entre ouvre à peine la porte.


- Salut ! Monsieur Durar m'a demandé de te rapporter les cours. J'habitais le plus près, alors c'est tombé sur moi ! Non, mais attends ! Je te reconnais, tu serais pas le mec de mon...notre coin secret ? La vache, t'as encore plus une sale mine que la dernière fois.


- Salut


- Bon tu me laisses passer. J'ai pas que ça à faire ! Déjà que pour trouver ta maison, c'est l'enfer ! J'ai failli repartir, tu sais !


- Vas-y rentre, grommelle Camille, pas super joyeux de recroiser Eden.


Eden rentre et observe la maison.


- Wahouu ! Mais c'est trop bien chez toi, hormis l'odeur de renfermé bien sûr. C'est toi qui fais tout ça ? demande Eden en montrant les poupées en tas sur la table. C'est un peu creepy toutes ces têtes et ces membres partout. Mais le résultat est dingue ! s'exclame Eden épaté.e.


- Euh...merci, répond Camille un peu gêné.


Il n'a pas l'habitude qu'on le félicite et encore moins sur sa passion hors du commun qui est de réaliser des poupées. Mais cette remarque semble d'un coup lui faire du bien, un peu comme un bon chocolat chaud les soirs d'hiver, après une randonnée dans la neige. Il lève les yeux et regarde Eden. Surpris, il s'exclame :


- Mais tu es une fille !


- Euh ouais...merci pour la remarque sexiste ! Rétorque Eden vexé.e.


- Désolé, je voulais pas te vexer. J'étais un peu ailleurs la première fois quand on s'est rencontré et comme tu as dit que tu t'appelais Eden, j'ai cru que tu étais un homme. J'avais pas fait gaffe. Bref désolé.


Eden éclate de rire. Son rire résonne à l'intérieur de tout l'appartement.


- Le chien de mon voisin s'appelait Eden et pourtant, t'as vu ? Je suis pas un chien ! T'es marrant toi ! Drôle de remarque, surtout venant d'un mec qui s'appelle Camille...hein, susurre Eden, le sourire en coin, un poil malicieux.se. Et qui dit que je suis une « fille » ? Je suis ni l'un ni l'autre !


Camille esquisse un sourire. Ça faisait longtemps que son visage n'avait pas vu apparaître ce genre de pli.


- Bon pour les cours, je t'ai mis les devoirs sur clé USB. Par contre, on a eu pas mal de photocopies et de dossiers. J'allais pas tout m'amuser à scanner. C'est pour ça que j'ai préféré débarquer chez toi !


- Tu es en cours avec moi ? s'étonne Camille.


- Pas tous. J'ai pas pris l'option rapace, je t'ai déjà dit. Purée, t'écoutes vraiment quand on te parle ou quoi ? Ils me font peur, je les trouve un peu dérangeants. C'est pour ça que le matin je commence qu'à 11h00 et toi à 9 h, enfin j'imagine.


- C'est mon cours préféré, moi. J'aime beaucoup les rapaces ! Les rapaces sont des oiseaux fascinants, connus pour leur habileté à chasser et leur incroyable acuité visuelle. Ces oiseaux carnivores possèdent des caractéristiques qui les distinguent des autres espèces. Leur bec est crochu, puissant, idéal pour déchirer leur proie, tandis que leurs serres sont redoutables, capables de saisir et de maintenir fermement leur proie. La vue des rapaces est extrêmement développée, leur permettant de repérer des proies à des kilomètres de distance. Grâce à leur acuité visuelle exceptionnelle, ils...


- Mouais mouais. Stuldit, coupe Eden, toujours intrigué.e par tous les morceaux de poupées qui traînent sur la table.


- Ne touche pas à ça stp.


Eden semble ne pas avoir entendu la remarque de Camille.


- C'est toi qui fais vraiment tout ça ? Tu crées tout de A à Z ? 


Camille rougit un peu. Décidément, iel est vraiment culoté.e de lui poser toutes ces questions. Mais bizarrement, ça ne le dérange pas. Au contraire, il ressent quelque chose de nouveau. Un petit truc qu'il n'avait jamais ressenti avant. 


La nuit tombe tout doucement, Camille a passé l'après-midi à expliquer à Eden comment on réalise une poupée. Eden baille.


- Polala tu es un vrai passionné toi. J'adore ! C'est pas tout ça, mais il se fait tard et je commence à être claqué.e.


Camille sursaute. Il n'a pas vu le temps passer.


- Ah oui oui bien sûr, il se fait tard. Tu commences à être claqué.e.


Eden éclate de rire, de nouveau. Son rire a ce quelque chose de contagieux et de mielleux qui réchauffe l'âme.


- Tu répètes souvent tout ce que disent les autres ? On dirait ma cousine autiste ahah. Trop mignon ! Allez à demain !


Eden se lève, passe la porte et s'en va.


- On dirait ma cousine autiste, se répète Camille. « Sa cousine autiste...». Ces mots, étrangement, se percutent en son for intérieur.


Révélation


Les jours, les semaines passent, malgré les visites régulières d'Eden pour les cours, Camille se sent profondément vide, seul et incompris. Ces cauchemars sont de plus en plus violents. En plus du double menton, des bourrelets apparaissent un peu partout sur son corps. Quand il se regarde, il se déteste, encore plus que d'ordinaire.


- Pauvre merde, balance-t-il à son reflet joufflu et moisi... épuisé, je suis tellement épuisé...


Il va s'asseoir sur son lit, il fixe l'extérieur, comme absent. Il repense au collège et à l'école quand on se moquait de lui, de ses manies efféminées, de son goût prononcé pour la mode et les poupées. Il repense à ces heures de solitude, à regarder les autres jouer au foot pendant que lui, incapable d'aller vers les autres n'avait qu'une seule envie, jouer et s'occuper de ses poupées. Ces heures à chercher ses affaires qu'on lui avait planquées sous couvert d'humour. Il se souvient de ce prof qui un jour, alors qu'il rêvassait en classe et pensait à Nymsalis, sa poupée fée, lui avait mis la honte devant tous ses camarades :


- Camille ! Tu comptes répondre à ma question ? Ou tu comptes encore longtemps rêvasser à la robe que tu vas mettre demain ?


La classe entière avait éclaté de rire. Camille s'était senti tellement mal, qu'il avait pleuré ce jour-là, devant tout le monde. Ce qui n'avait pas aidé.


Il soupire.


- Pauvre merde, se dit-il à nouveau. Je suis vraiment qu'une pauvre merde. Je ne sers à rien, je ne suis bon à rien, juste bon à crever la bouche ouverte, seul. Non, mais vraiment, regarde-toi. Tu n'as pas d'amis, ta famille te déteste. Tu n'es pas comme tout le monde. Des poupées sérieux ! Un mec qui aime les poupées ! Mais putain, pourquoi je suis venu sur Terre si c'est pour toujours me faire emmerder ? Je suis juste une erreur, une putain d'erreur de la nature. Une pauvre merde. UNE PAUVRE MERDE !!!


Les larmes coulent sur son visage. UNE PAUVRE MERDE ! UNE PAUVRE MEEEERDE ! Camille ressent en lui une telle tristesse, une telle douleur, une telle rage, un tel feu que plus rien ne peut l'arrêter désormais.


- Marre, bordel, j'en ai marre ! Vous me cassez tous les couilles ! J'en ai marre d'être qu'une pauvre merde !!!


C'est avec une fureur sans nom qu'il retourne son lit, balance son téléphone et explose tout sur son passage. Désormais, il hurle.


- PAUVRE MERDE !!! PAUVRE MERDE VA ! COMMENT TU VEUX QU'ON AIME UNE PAUVRE MERDE COMME TOI ?


C'en est trop. La douleur est telle qu'il se mord, se tape la tête aussi fort qu'il peut, il a besoin d'évacuer. Évacuer ce trop-plein de solitude, ce trop-plein d'injustice.


- Pas assez fort, c'est pas assez fort, se dit-il.


Il court à la salle de bain, sort son rasoir, retire la lame et se scarifie l'avant-bras, entre une dizaine de vieilles cicatrices. Il ne ressent plus rien. La douleur physique est absente, absente comme son envie d'être rationnel.


TOC TOC...TOC TOC TOC !!!


Quelqu'un tambourine à la porte.


- Camille, ça va ? Je t'ai entendu crier depuis le champ d'en face, en arrivant chez toi.


Et merde, se dit Camille. Eden. Je l'avais complètement oublié.


- Je t'apporte tes cours comme convenu, mais je peux repasser si tu préfères, dit la voix d'Eden, étouffée derrière la porte. Mais pour être honnête, j'ai pas vraiment envie de repasser. Il y a un truc qui va pas là. On t'entend gueuler comme un putois jusqu'au château d'eau !


- ...


- Tu me laisses rentrer ou je défonce ta porte.


- ...


- CAMILLE !!!


Camille ouvre la porte, la rage toujours au visage !


- Quoi ! Qu'est-ce que tu veux, pourquoi tu viens me faire chier ! Tu es venu voir et te moquer de la pauvre merde c'est ça ?


Eden rentre sagement et ne réagit pas. Iel pose son sac, s'assoit calmement et attend.


- Tu veux quoi là ? Tu attends quoi ? Tu veux m'emmerder c'est ça ? Regarde ta gueule ! Dis-moi, tu as un copain ou une copine peut-être ? Parce que franchement je les plains ! Tu ne ressembles à rien !!!


Eden se lève, s'approche de Camille et contre toute attente, lui dit :


- Tu veux que je te prenne dans mes bras ?


Camille est déboussolé. Il s'attendait à tout, sauf à ça. Ça lui fait comme un choc à l'intérieur.


...


- Oui.


Le mot est sorti tout seul de sa bouche, Camille en est le premier surpris. Lui qui d'ordinaire, déteste les câlins et qu'on le touche.


Eden l'enlace et le sert fortement, mais d'une force apaisante et réconfortante. Camille lâche prise et pleure toutes les larmes de son corps.


- Désolé, dit Camille, en montrant le pull d'Eden qui ressemble maintenant plus à une serpillère qu'à un pull.


- Oh ça, c'est pas grave. Il y a même un peu de morve tu as vu ? dit Eden, en riant doucement.


- Je vais aller te faire un chocolat chaud. Tiens prend cette peluche et fais-lui un câlin. Camille s'exécute, il est vidé, épuisé et honteux. La colère fait place à la culpabilité.


Eden prend une couverture et enroule Camille dedans, puis se dirige vers la cuisine.


- Si tu culpabilises, je te jure que je crache dans ton chocolat !


Camille n'a plus la force de relever quoique ce soit, même pas le fait qu'Eden semble lire dans ses pensées. Il est épuisé. Il s'endort dans le canapé, enlacé dans sa peluche.


Il se réveille le lendemain dans son lit. Le sentiment de tristesse est toujours là. Il est épuisé, honteux, mais il se sent un peu mieux. Tout évacuer lui a fait du bien. Il se lève pour aller pisser et là il entend du bruit dans son salon. Il descend et voit Eden affairé.e, qui prépare un truc à manger.


- Euh tu fais quoi là ? demande Camille


- Ça ne se voit pas ? Je fais ma « fille », ricane Eden.


- Écoute Eden, je me sens vraiment très con pour ce que je t'ai dit hier. Je suis désolé. Quand je suis trop épuisé, parfois il m'arrive de faire des crises comme ça et de me transformer en vrai démon. Je ne me contrôle plus. Je...je ne pensais pas ce que je disais. Je comprendrais que tu m'en veuilles.


- Camille ?


- Oui ?


- Je t'ai préparé un truc à manger. Viens. Tu dois avoir faim.


Effectivement, le ventre de Camille gargouille et fait un bruit horrible. En y réfléchissant, cela fait 2 jours qu'il n'a rien mangé.


Camille reprend :


- Tu as entendu ce que je t'ai dit ?


Eden : - Oui.


- Oui et ? insiste Camille.


- On en reparlera quand tu auras rechargé un peu tes batteries. Maintenant tu devrais manger un peu et aller te reposer. Ah et désinfecte tes plaies avant que ça devienne affreux, dit-iel en montrant ses scarifications.


Iel se dirige dans la cuisine, va lui chercher les œufs brouillés qu'iel a préparés, puis se retourne :


- Sache que je ne t'en veux pas. Vraiment pas. Ce qui me ferait plaisir c'est que tu te reposes aujourd'hui. D'accord ? Je vais te laisser maintenant et je repasserai dans 3 jours.


Iel pose l'assiette, prend son sac, passe la porte :


- Tu es une belle personne Camille, une belle personne qui a sans doute vécu de mauvaises choses et ne sait pas qui elle est.


Et s'en va.


...


- Alors tu vois, ce que tu as fait, ça me fait penser à un meltdown ou une sorte de burn out autistique. Tu sais, ça fait plusieurs moi que je t'observe, explique Eden à Camille, alors qu'ils sont en train de marcher dans la forêt.


- Un meltquoi ? Tu crois que je suis autiste ? demande Camille.


- Un meltdown, c'est un effondrement lié à un trop-plein de saturation émotionnelle. Je ne suis pas médecin, mais tu as beaucoup de traits qui y ressemblent. Tu me fais vraiment penser à ma cousine.


- J'sais pas. Je parle, je ne bave pas, rétorque Camille


Eden, pas le moins du monde déconcerté.e par le comportement réfractaire de Camille répond :


- C'est une pensée arriérée de l'autisme. Il existe aussi l'autisme sans déficience intellectuelle. Un autisme que tu peux camoufler toute ta vie, jusqu'au jour où tu peux plus, jusqu'au jour où un événement vient tout bousculer. Jusqu'au jour où trop c'est trop, tu fais un burn-out et tu craques. Je crois que c'est ce qui est en train de t'arriver. Dis-moi, tu t'es déjà senti en décalage ? Pas à ta place ? As-tu des intérêts spécifiques un peu hors normes ? Des hyper ou hyposensibilités ? Remets-tu en cause la notion de genre ? Es-tu atypique dans ta façon de penser et d'être ? Sexuellement comment ça se passe ?


Cette dernière question semble gêner Camille. Eden le remarque.


- Après ce qu'on a vécu il y a 3 jours, tu vas pas être gêné par cette question hein. On a dépassé ce stade, il me semble.


...


- Alors ? insiste Eden.


- Viens, allons-nous asseoir sous cet arbre, lui ordonne Camille.


La brise est légère, c'est le début de l'été, on entend le Pouillot véloce et le bruit des feuilles chanter dans les arbres. À l'ombre sous un chêne, Eden et Camille regardent l'eau du petit étang. Ils sont seuls. Personne ne vient ici, et puis c'est pas comme s'il y avait foule dans le coin. Camille regarde Eden pour la première fois dans les yeux. Voilà plusieurs mois qu'iel vient presque tous les jours chez lui et c'est la première fois qu'il voit ses yeux. Des yeux d'un bleu si clair que son cœur bondit, comme si quelque chose allait s'enfuir de lui. Il ne l'avait jamais regardé.e. Silencieux, il l'observe et remarque ses cheveux couleur blé, en pagaille et désinvoltes, comme iel, s'envoler légèrement sous la brise. Iel ne le regarde plus, iel semble pris.e d'intérêt pour un escargot qui fuit le soleil.


- Dit donc ! t'es con aussi de sortir par un temps pareil, dit-iel à l'escargot. Allez, je vais te mettre au frais et à l'abri, mais sérieux la prochaine fois, regarde la météo, rigole Eden.


Iel se lève, ramasse délicatement l'escargot pour aller le poser dans un coin plus humide. Camille continue de l'observer. Et alors qu'Eden se lève, il ne peut s'empêcher de remarquer qu'iel porte un gros pull, large, par cette chaleur. Il est si large qu'iel semble se noyer dedans. D'ailleurs il croit l'avoir toujours vue habillé.e de cette façon.


- Je peux te poser une question Eden ?


- Ouais, vas-y, mais attends, je pose Roberto à l'abri.


- Quoi tu lui as donné un nom ? dit Camille en riant


- Bah ouais, ils ont tous des noms. Faut bien les différencier, répond sérieusement Eden.


Camille sourit. Il ne comprend pas bien ce qu'il se passe, mais d'un coup Eden lui fait un drôle d'effet. Une sorte de petite étincelle qui vient briller comme une étoile dans son estomac. Non, plutôt comme une nuée de papillons. Songe Camille. En fait, il n'en sait rien. Il n'a jamais rien éprouvé pour personne, homme ou femme, fille ou garçon. Pour tout dire, il n'a jamais eu de relation amoureuse. Il préférait confectionner et s'occuper de ses poupées. Les filles pensaient qu'il aimait les garçons. Alors il n'y a jamais eu d'approches. Et les garçons n'étaient pas attirés par lui. Lui non plus d'ailleurs. Il n'était attiré ni par l'un, ni par l'autre. Du moins c'est ce qu'il pensait, jusqu'à aujourd'hui. Eden se rassoit. Iel a l'air sérieux.se et vraiment en colère.


- Tu te rends compte quand même ? Comment on peut être un escargot et être aussi con ? Ça va vraiment pas de sortir comme ça en plein soleil !


Camille explose de rire. Son ton et son sérieux sont si attachants et la situation est tellement cocasse, qu'il n'arrive pas à se retenir. Eden se retourne et se met à rire aussi.


- Le con ! disent-ils en chœur.


- Bon, c'était quoi ta question ? demande Eden entre deux éclats de rire.


- Pourquoi tu portes toujours un tas de vêtements larges, même quand il fait chaud ?


Pas le moins du monde gêné.e par sa question, Eden répond :


- Je suis hypersensible et hyposensible concernant le toucher. En fait, je ne ressens pas les températures et je ne supporte pas le contact des vêtements sur ma peau. Du coup je ressemble à un sac poubelle ambulant, s'esclaffe iel. Par contre, il y a un truc que j'adore par-dessus tout ! C'est de tout retirer pour plonger dans l'eau ! dit-iel en enlevant ses vêtements et en courant comme un.e dingue dans l'étang.


Plouf !


Camille ne s'attendait pas à ça. Iel est complètement à part, se dit-il, attendri.


- Tu viens ? demande Eden.


- Euh non merci, il doit y avoir plein de bestioles là-dedans.


- D'accord pas de soucis.


Hein ? s'étonne Camille. Iel ne m'oblige pas à venir ? Iel n'insiste pas ? Camille abasourdi ne sait plus quoi penser.


- Tu es sûr que ça ne te dérange pas que je ne vienne pas ? demande-t-il, incertain et un peu craintif.


- Enfin ! Tu as le droit de ne pas avoir envie de venir, comme moi j'ai envie de me baigner ! Ça s'appelle du respect, hein ! On dirait bien que tu n'as pas trop l'habitude à ça, répond naturellement Eden.


Décidément, il n'avait jamais rencontré quelqu'un comme iel. Les minutes passent, Camille regarde Eden s'amuser dans l'eau. Iel fait la sirène, essaye de sauter comme un saumon, rigole tout.e seul.e. Iel engueule même encore quelques bestioles qui sont en train de se noyer tout en les sortant délicatement de l'eau. La nuée de papillons dans le ventre de Camille est de plus en plus imposante. Son cœur bat la chamade, il a chaud, le sang lui monte à la tête. Il se sent bien et à la fois mal. Eden sort de l'eau et remet son pull.


- Ça va ? hésite Eden, qui est maintenant debout devant lui, habillé.e, mais ruisselant.e de son escapade dans l'eau.


Camille pleure, doucement. Eden s'installe à ses côtés, silencieux.se. Iel sait qu'il se passe quelque chose. Camille hésite et ... :


- J'ai eu un accident je suis tombé dans le coma pendant 1 an on m'a agressé sexuellement à la formationtoutlemondesenfoutdemagueule


C'est sorti tellement vite qu'il n'est pas sûr de l'avoir dit correctement. Eden ne dit rien. Iel ne réagit pas. Iel attend patiemment que Camille continue de parle. Iel sent bien qu'il va tout lâcher. Camille reprend son souffle. Il tremble. Ses membres sont engourdis comme endormis. Il se sent tout mou. Courage Camille. Tu peux plus faire marche arrière maintenant. Il ouvre la bouche et... balance tout. Dans un flot continu de paroles, il raconte alors toute l'histoire à Eden : son passé, son enfance, le harcèlement subit à l'école sur sa différence et sa féminité, son coma, l'ignorance, la solitude, le décalage, son agression sexuelle le jour où ils se sont rencontrés. Il lui raconte même sa famille violente et le corps enseignant intolérant. Il déverse tout dans un torrent de larmes, mais aussi de rage. Il en a marre, marre de subir, marre d'être pris pour cible. Il ne sait pas pourquoi il fait ça, mais c'est en train d'arriver. Il se sent bien avec Eden, il se sent en confiance et respecté.


Une fois son récit terminé, Camille se sent bouleversé, mais soulagé. Sauf que maintenant, la crainte le saisit de toute part. Pour la première fois de sa vie, il commençait à ressentir quelque chose pour quelqu'un et il grille tout en balançant les pires secrets de son existence. Camille, tu es vraiment con. Pense-t-il.


Eden est silencieux.se, iel le regarde, attentif.ve. Puis d'un bond, se lève.


- Viens ! Lève-toi, on va voir les flics !


- Quoi ?


- Tu m'as entendu ! réplique Eden, bien remonté.e. Il est hors de question de laisser ce salaud s'en tirer !


Camille est pris au dépourvu. Il ne s'attendait pas à cette réaction. Il réfléchit 5 min.


- Je ne préférerais pas si tu veux bien, pas maintenant. Un jour, peut-être, mais là je ne me sens pas prêt.


- Euh...D'accord. Même si franchement, je ne te cache pas que ça me révolte tous ces sales cons qui s'en sortent alors que les victimes, elles, se taisent, par peur ou par honte ! Bref ! Qu'est-ce que je peux faire pour toi dans ce cas ? demande Eden, en se remettant à côté de Camille.


- Tu sais, je crois que j'avais besoin que ça sorte et d'être écouté sans être jugé. Tout simplement. C'est ce que tu as fait. Alors...merci...vraiment.


Il réfléchit encore un instant et dit :


- Dans les jours à venir, j'aimerais plutôt que tu me parles un peu plus de cette histoire de trouble autistique. J'ai l'impression de m'y retrouver et de commencer à comprendre ma vie, à me comprendre moi. Mais, allez voir les flics, là tout de suite, c'est trop pour moi. Je suis désolé. Et, puis, peut-être qu'il est temps pour moi d'aller voir quelqu'un, un psy peut-être.


Eden est maintenant à cinq centimètres de Camille. Iel le regarde fixement d'un air interrogateur. Iel est si proche de lui qu'il sent l'odeur de la vase qu'a laissée son escapade dans l'eau sur sa peau. On dirait qu'iel le sonde pour être sûre de sa décision.


- Ok dit-iel ! Je connais des spécialistes qui pourraient t'aider grâce à ma cousine. Je te filerai les contacts.


Iel continue de fixer Camille. Ce regard le met mal à l'aise et en même temps le perturbe. Son cœur s'emballe à nouveau, il a du mal à respirer. Il ne sait pas pourquoi, c'est peut-être d'avoir parlé, mais il se sent plus léger, pris d'une témérité soudaine. Toutes ses émotions se mélangent. Il ressent comme une lueur de vie poindre en lui. Dans un éclair de folie, dans un éclair d'irrationalité totale, il embrasse Eden, aussi rapidement que possible, comme s'il s'interdisait de ressentir cette envie. Paniqué, il regrette aussitôt son geste, recule légèrement et baisse les yeux, gêné d'avoir osé. Il entend Eden, rire doucement. Il lève les yeux vers iel. Iel le regarde intensément. Il se perd dans le bleu de ses yeux, ce bleu aussi profond que le ciel d'été au-dessus d'eux. Il sent son souffle chaud sur ses lèvres. Il sait maintenant que ça va aller.


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